malo
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cher Hal Foster
Je vous écris car, me présentant comme artiste confiturier et cherchant à comprendre les implications de cette double casquette, j’ai très vite regardé l’ethnographie comme étant le potentiel lien entre ces deux pratiques. On m’a aussitôt parlé de vous et j’ai lu votre article « Portrait de l’artiste en ethnographe ». Je l’ai trouvé très intéressant, mais vous auriez peut-être pu exprimer votre propos dans un vocabulaire un peu plus accessible à tou·te·s.
J’ai d’abord pensé que ma pratique était plutôt représentative de celui que vous appelez « l’artiste comme ethnographe » et il était justifié de me faire cette remarque. C’est vrai, j’ai utilisé dans mon travail de documentation des outils proches de ceux qu’utilisent les ethnographes : la prise de notes, en grande partie. J’ai pensé mes expérimentations culinaires et mes rencontres avec des acteurs et actrices de l’économie locale comme une recherche de terrain, au même titre que le chercheur en sciences sociales. J’ai même œuvré dans le but de comprendre la confiture comme un processus, impliquant de multiples acteurs à différentes échelles. Une démarche presque sociologique…
« Prendre une situation normale pour la retraduire en lectures multiples et entrecroisées de situations passées et présentes. »¹ J’ai trouvé cette citation (que vous attribuez à Gordon Matta-Clark) assez représentatrice de mon travail d’artiste confiturier. Cependant, je ne me considère pas comme ethnographe, ni anthropologue ou sociologue et pas plus encore en ajoutant le préfixe d’artiste à ces précédentes qualifications. Matthieu Duperrex, artiste et théoricien, explique au sujet de la formulation l’artiste comme… : « il n’est alors pas tant question de savoir si des contenus de connaissance sont obtenus par l’activité artistique que d’éprouver la grille conceptuelle posée sur le monde (l’épistémè), par l’entremise de laquelle ces connaissances seraient produites et énoncées »². L’artiste comme ethnographe ne pose donc pas le même filtre sur le monde que l’artiste comme producteur (formule de Walter Benjamin) ou encore l’artiste comme philosophe (Joseph Kosuth). Il est donc question de la posture adoptée par l’artiste et de la justesse avec laquelle il regarde les autres.
Vous vous demandez, en émettant la critique de cette position, à quel moment l’artiste se met à voir son propre reflet dans les autres, et que la projection qu’il fait de lui-même se met à heurter l’authenticité de sa démarche et, dans la foulée, les sujets étudiés par une représentation erronée ou détournée. Non sans surprise, ces effets de projection ont été remarqués et critiqués de la même façon lorsque l’école d’anthropologie structuraliste avait pointé dans l’anthropologie classique cette tendance à observer les sujets étudiés avec une lecture autocentrée, avant de repenser la subjectivité de l’ethnographe comme partie prenante de l’étude, ne pouvant pas être totalement réduite.
Pour ma part, j’estime que c’est en apportant ma pleine subjectivité dans le travail de recherche que j’ai trouvé mon filtre pour voir le monde. En affirmant mes convictions, mon engagement, j’ai donné à l’artiste confiturier la tâche de raconter l’objet socio-économique confiture en Limousin par sa propre expérience. Je me suis pour cela aidé d’outils empruntés à l’ethnographie ainsi qu’à ma pratique de plasticien. J’ai également puisé dans mon expérience personnelle. Ayant suivi des études de journalisme avant d’entrer en école d’art, j’ai éprouvé les pratiques du reportage et du journalisme de terrain. Entre ethnographie et investigation, les frontières sont ténues (si l’on ne tient pas compte de la façon dont les données récoltées sont ensuite exploitées). Dans cette pratique, autant que tout autre pratique qui tend à relayer une vérité ou parler au nom d’autrui, la question de la subjectivité du relayeur de l’information est centrale. C’est le fardeau de tout journaliste : aucun article n’est complètement objectif. Si ce n’est le propos, alors c’est le choix du sujet qui trahit la subjectivité de l’auteur et les lignes éditoriales des différents médias orientent les rédactions avant même l’intervention des journalistes. Durant l’exercice du métier, j’ai rencontré à maintes reprises ce dilemme. L’impossibilité d’être impartial et la volonté grandissante d’affirmer mes propres engagements ont eu raison de mes prétentions journalistiques. En conséquence de cette expérience, je porte un œil très critique vis à vis de ceux qui prétendent affirmer une vérité objective sur le milieu dans lequel ils évoluent. Je considère qu’une pratique artistique revendiquant son processus d’action comme un choix réfléchi et issu de motivations personnelles est d’une plus grande valeur qu’un discours prétendument véridique et qui s’appuie sur les fondements d’une discipline pratique ou théorique.
C’est pour cette raison que j’ai choisi d’affirmer la présence du moi dans le travail de l’artiste confiturier et de donner une part importante à mon travail d’expérimentation et de conteur, sans pour autant leur conférer une valeur universelle.
Vous souhaitant tout le meilleur.
Cordialement,
malo barrette
artiste confiturier
¹ Hal FOSTER, « The Artist as Ethnographer », in The Return of the Real. The Avant-Garde at the End of the Century, Cambridge, MIT Press, 1996.
² Matthieu DUPERREX, « L’artiste enquêteur et les risques de la translation. Une relecture de Hal Foster », Litter@ Incognita [En ligne], Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019