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confiture, matériau-vie
Quelques notes sur l’artiste confiturier, sur les mouvements et pratiques artistiques dont il s’inspire et desquels il se rapproche.

L’artiste confiturier utilise le matériau-vie qu’est la confiture et le traite avec des outils empruntés de l’art, de l’ethnographie, de la pratique artisanale etc. Cette approche trouve ses racines dans les pratiques des artistes associés à l’esthétique relationnelle dans les années 2000, pour qui les relations humaines représentaient une « forme artistique à part entière »¹. Nicolas Bourriaud, critique d’art et théoricien de l’esthétique relationnelle, affirme au tournant du XXIe siècle qu’une part significative des artistes contemporains travaille aujourd’hui une « esthétique de l’interhumain, de la rencontre, de la proximité, de la résistance au formatage social »² et donc que désormais « l’ensemble des modes de la rencontre et de l’invention de relations représente des objets esthétiques susceptibles d’être étudiés »¹. Un autre rapprochement avec la pratique de l’artiste confiturier est sa volonté d’utiliser la confiture pour parler de la confiture. Étudier la chaîne de production de confiture en Limousin en 2021 de l’intérieur à ses différentes étapes, échelles et dimensions, en choisissant de pratiquer l’activité de confiturier même, de rencontrer des acteur·rice·s du milieu et en observant cette documentation ainsi obtenue avec des outils d’analyse de terrain, ethnographiques notamment. Cela renvoie à l’idée qu’avance N. Bourriaud de contrer la culture de la consommation par la culture de l’activité et « résister de l’intérieur à une culture de communication de masse dans laquelle la représentation de la réalité se substitue trop souvent à cette dernière »4. Parler du milieu de la confiture en tant qu’artiste confiturier, c’est aussi répondre à la question de la légitimité de l’artiste à s’exprimer au sujet de la société en s’immergeant totalement dans la pratique de confiturier.


"Il s’agit maintenant de puiser dans le donné comme dans une vaste « boîte à outils », pour faire avec et non pas nouveau, pour « inventer des protocoles d’usage pour les modes de représentations et les structures formelles existantes », de s’emparer des formes sociales et culturelles à l’intérieur desquelles se joue notre quotidien et de les « faire fonctionner »"¹

Yveline Montiglio


Il est intéressant de relever le travail de Jorgge Menna Barreto, dont la pratique s’inscrit tout particulièrement dans la lignée de cette dernière citation. L’artiste brésilien, qui observe les pratiques alimentaires et les dynamiques agroécologiques dans une démarche exclusivement site-specific, aspire à « laisser le site déterminer ce qu’il va manger »³, dans l’intention de faire avec l’écosystème en place et les populations qui l’habitent, en travaillant notamment avec des agriculteurs, biologistes et agronomes. Dans son projet Restauro, présenté lors de la 32e biennale de São Paulo, il envisage un restaurant dans l’espace de l’exposition où sont mis à l’honneur les fruits et les plantes de la forêt Amazonienne. Il considère cette proposition comme une sculpture environnementale, un espace de digestion physique et mental de la nourriture que l’on choisit (très consciemment dans ce cas) de manger ; digestion à plusieurs échelles car c’est aussi une information environnementale et agroforestière qui est déchiffrée par le corps aux côté des aspects gustatifs et nutritifs des aliments⁴. L’artiste confiturier, en réalisant un travail d’étude et d’analyse tout en étant lui-même producteur, apporte à sa façon dans chaque pot les informations qu’il glane.

Enfin, le projet de l’artiste confiturier entre en résonance avec les écrits de Stephen Wright, déjà évoqué plus haut. Le théoricien définit une série de conditions à l’art pour être reconnu comme tel, un cadre fait de trois composantes : l’œuvre, l’artiste, le public. En dehors de ce « cadroir », dit-il, l’art est en danger d’être confondu avec les objets usuels, les pratiques quotidiennes. Est-il donc possible de « concevoir une extra-territorialité artistique ? », en opposition aux formes d’art qui colonisent le réel et en ramènent les artefacts dans les lieux d’art. Alors, à la frontière floue entre l’art et la vie, la démarche de l’artiste confiturier peut être perçue comme une réponse à ce questionnement. Un projet qui remet d’ailleurs en cause l’idée d’un espace-temps exclusif au monde de l’art, car si l’on peut avancer que toute forme d’art a un pied dans le réel, cette pratique s’inscrit à la fois dans un processus artistique et dans le champ d’activité économique, social et territorial auquel elle participe activement : « déployée de manière furtive en dehors du cadroir, une compétence artistique ne donne lieu à aucun art, même si l’activité ou l’objet en est informée et en possède toute l’énergie. C’est ce qui permet de faire des actions qui ne sont pas de l’art, mais qui sans l’art seraient inimaginables. »⁵

L’une des problématiques (si ce n’est la plus importante) posée à l’artiste confiturier dès le tout début du projet a été de savoir s’il pouvait et souhaitait s’inscrire dans le « cadroir » ou s’en défaire totalement. Ce recueil de textes apporte une idée de la façon dont j’ai envisagé ma réponse au cours de ma période d’activité en tant qu’artiste confiturier. Ce travail, pensé dans la suite logique de mon intérêt pour l’art dans la vie, avait comme visée première de s’intéresser à la confiture en mettant la position d’artiste en retrait. Une façon de tester, d’éprouver le « cadroir » évoqué par Stephen Wright. Ainsi, en réponse à cela, on peut dire que l’artiste confiturier, en s’intéressant à l’artisanat au travers du matériau-vie confiture, réfléchit tout autant au statut de l’artiste par les angles d’approche que pourvoit l’étude de la confiture : l’économie de l’artiste, la possibilité d’une démarche de chercheur artiste, le choix du matériau de travail, la diffusion du travail et ce que toutes ces questions impliquent au sujet de l’engagement de l’artiste… Tandis que l’artiste étudiait les pratiques du confiturier, le confiturier avait lui aussi un regard critique sur l’artiste.
¹ Yveline MONTIGLIO, « Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle (2001) et Postproduction (2003) », Communication [En ligne], Vol. 24/1 | 2005, mis en ligne le 22 septembre 2008, consulté le 18 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/communication/418
² Nicolas BOURRIAUD, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du réel, 2001.
³ https://www.sandhillsinstitute.com/blog/2017/6/19/interview-with-artist-jorge-menna-barreto
⁴ https://jorggemennabarreto.com/trabalhos/restauro/
⁵ Voir «L’Esthétique expéditionnaire et le voyage extra-disciplinaire», in Le Voyage créateur : expériences artistiques et itinérance, Paris, L’Harmattan, 2010. p.171-176, (Eidos).