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la quête du sucre...
En tant qu’artiste confiturier, j’ai choisi de privilégier les produits locaux et de saison, de préférence biologiques. Si je devais choisir entre la pomme du magasin biologique ou celle du producteur local sur le marché, mon choix portait vers celle qui avait été récoltée le plus près de chez moi. Pour des raisons environnementales notamment, mais surtout parce qu’il était beaucoup plus aisé d’entrer en contact direct, d’établir un échange avec les producteurs et vendeurs qui connaissaient de près l’origine des produits. C’était donc mon critère de sélection le plus important, plus encore que les labels : celui de comprendre la provenance des fruits avec lesquels je réalisais ma confiture en créant une proximité avec les acteur·rice·s qui me les vendaient. J’ai donc mené cette démarche avec les fruits, légumes et donc bien sûr avec le sucre qui représente près de la moitié de la confiture. En fait, j’ai tenté de le faire pour la question du sucre, mais de façon bien moins concluante.
Je me suis d’abord renseigné sur la provenance et les qualités des différents sucres que je pouvais trouver en magasin. Pour des questions pratiques et de prix, j’ai réduit mon choix à deux possibilités, en laissant de côté certaines alternatives trop coûteuses comme le sirop d’agave ou la stévia : soit un sucre de betterave produit majoritairement en France, soit un sucre de canne provenant d’Amérique du Sud. Il me paraît important de faire une courte pause ici et d’apprécier la complexité du marché du sucre et le dilemme devant lequel je me suis trouvé. Le sucre blanc que l’on trouve en magasin, issu de la betterave sucrière, est produit majoritairement dans les Hauts-de-France (la France en est le plus grand producteur) et raffiné dans les sucrières françaises ou européennes. Il est principalement commercialisé par les marques Béghin-Say (groupe Tereos), Daddy (groupe Cristal Union) et Saint Louis (groupe Südzucker). Les deux premières sont des coopératives agricoles françaises d’envergure internationale et la troisième est une société anonyme allemande. Toutes les trois produisent également du bioéthanol et de l’alcool avec les betteraves et diversifient leurs activités dans les secteurs de l’amidon, de l’alimentation animale, des fertilisants… Ces groupes affichent des chiffres d’affaires annuels excédant le milliard d’euros et emploient des milliers de personnes. Ils participent aussi au marché du sucre de canne, soit en possédant des parts dans certaines entreprises, soit par le biais de leurs propres filiales dans les DOM ou en Amérique du Sud. Le Brésil est le premier exportateur de sucre de canne au monde, représentant presque la moitié de la production mondiale¹ qu’il partage notamment aux côtés de l’Inde et de la Chine. Le groupe français Tereos, déjà cité plus haut, se place en troisième position sur le marché brésilien avec sa filiale Guarani. En première position, la société sud-américaine Cosan est un gigantesque mastodonte exploitant près de 600 000 hectares de terrain pour ses plantations de canne à sucre. Dès les années 2000, ces grands groupes se sont dotés de distilleries afin de produire du bioéthanol et répondre à la demande croissante de carburant dans le monde, notamment dans les pays en développement. Ils se sont progressivement associés à des groupes pétroliers tels que Petrobras² ou Shell.
Derrière les marques familières de sucre disponibles en magasin se cachent donc des entreprises tentaculaires, complètement opaques. À l’échelle mondiale, les secteurs de la canne à sucre et de la betterave sucrière sont des cultures dites « industrielles ». Elles nécessitent « la mise en œuvre d’un traitement industriel afin d’extraire, d’épurer et de concentrer les jus sucrés que ces végétaux contiennent »¹. Leur culture est très souvent réalisée à grande échelle et de façon intensive, dépendante d’engrais et de produits de traitement coûteux et nocifs pour l’environnement… Alors que je pensais observer un produit local par essence en m’intéressant à la confiture (savoir-faire régionaux voir familiaux, tradition de conservation des fruits, utilisation des produits de saison, du jardin ou du marché…), j’ai vite réalisé mon erreur. Bien sûr, j’avais pris en compte l’industrialisation du processus de fabrication de la confiture (que j’ai pu comprendre en discutant avec l’entreprise Valade³), mais le fait que le sucre soulève de telles problématiques environnementales, économiques et soit à ce point empreint d’un caractère industriel m’avait désarçonné.
J’ai donc opté pour un sucre de canne blond biologique disponible dans le magasin bio le plus près de chez moi. Au prix de 16 € le sac de 5 kg (soit 3,20 € le kilo), il était plus cher qu’un sucre de betterave raffiné de supermarché (de 1 à 1,50 € le kilo environ), plus cher aussi qu’un sucre de canne de supermarché (de 2 à 2,50 € le kilo environ), mais moins qu’un sucre de canne bio de supermarché (3,80 € le kilo environ). Le sucre provenait du Brésil, un point négatif selon mes critères, en comparaison au sucre de betterave majoritairement français. L’importateur du sucre était la marque bordelaise Destination, filiale de Bjorg Bonneterre et Compagnie, elle-même filiale de la société néerlandaise Ecotone. Elle ne possède pas de certification commerce équitable sur sa gamme de sucres, mais s’engage à défendre « les filières de circuit-court », à « privilégier les échanges équitables et valoriser le conditionnement à la plantation »⁴. J’avais fait le choix de travailler avec ce sucre parce qu’il semblait être le compromis nécessaire à la production immédiate de confiture. Cependant j’avais l’intention ferme de rechercher des alternatives plus locales, qui s’engageaient dans le respect des agriculteurs avec des démarches en circuit-court et à la préservation de l’environnement par la pratique de l’agriculture biologique, quitte à faire évoluer mes recettes (du sucre de canne vers le sucre de betterave) et ainsi continuer mes expérimentations gustatives. Depuis quelques années, les grands groupes sucriers français ont intégré un sucre de betterave biologique à leur gamme de produits. Mais je voulais me tourner vers des acteurs locaux, quitte à devoir étendre ma recherche en dehors du Limousin.
J’ai trouvé ce que je cherchais dans les Hauts-de-France : un projet de filière biologique, locale et équitable de sirop de sucre de betterave soutenu par l’association Bio Hauts-de-France⁵. L’initiative a même pour vocation de créer une micro-sucrerie dans la région pour éviter de passer par l’Allemagne, où une majorité des betteraves est transformée jusqu’à présent, et surtout pour ne pas être subordonné aux sucreries de l’industrie française, qui ne sont pas adaptées au processus de fabrication du sirop et qui vont à l’encontre de la philosophie du projet. J’ai donc fait mon possible pour en savoir plus et entamer le dialogue avec celles et ceux qui développent cette filière. Toute forme de contact semblait passer par l’intermédiaire de l’association Bio Hauts-de-France, alors j’ai entamé une longue correspondance par mails et par téléphone avec le responsable du projet. Pendant près de trois mois, j’ai continué de réitérer mon intérêt pour l’initiative et mon souhait d’entrer en contact avec les producteurs. Mais je n’ai jamais obtenu de réponse et, malgré le changement de responsable courant février 2021, personne n’a jamais donné suite à mes requêtes.
Cet épisode fut très frustrant pour moi car cette initiative semblait être menée avec volonté et engagement. Et je n’ai pas réussi à trouver d’autre démarche de ce type en France. Pour mon sujet d’étude, les développeurs du projet auraient été des interlocuteurs précieux et j’étais bien déterminé à me rendre de Limoges en Hauts-de-France pour les rencontrer. Cela laisse dans mes recherches un grand vide, non pas tellement en termes d’informations, que j’ai pu obtenir par d’autres moyens, mais plutôt en ce qui concerne les relations humaines qui n’ont pas été tissées. D’un autre côté, j’ai eu la chance de rencontrer d’autres personnes avec qui j’ai pu discuter de la question du sucre. Entre les possibles alternatives provenant de plantes locales et de techniques traditionnelles⁶ ou encore les méthodes de conservation n’utilisant pas du tout de sucre, j’ai pu ouvrir de nombreux champs de recherche et d’expérimentation tout au long de ma période d’activité d’artiste confiturier.
¹ Jean-Paul CHARVET, « SUCRE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 18 décembre 2021. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/sucre/
² https://lexpansion.lexpress.fr/entreprises/bresil-le-roi-francais-du-sucre-carbure-a-l-ethanol_1380147.html
³ Voir le chapitre « Découverte de Valade »
⁴ https://marque.destination-bio.com/nos-engagements/
⁵ https://www.bio-hautsdefrance.org/actualites-bio/du-sucre-de-betteraves-bio-made-in-hauts-de-france-bientôt-labellisé-équitable-une-alternative-au-sucre-de-canne-bio-unique-en-france/
⁶ Voir le chapitre « Entretien avec Audric Artaud ».