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l'économie de l'artiste confiturier
Comment vivre de l’activité d’artiste quand on a comme projet de penser l’œuvre d’art comme une forme extensible, évolutive, non marchandable ; quand on se projette vers une pratique artistique qui ne produit pas de formes traditionnellement échangeables sur le marché de l’art ? Comment gagner de l’argent si l’œuvre n’a pas de valeur marchande ? Quelle problématique pose la question du financement par les institutions ? Être artiste confiturier signifiait regarder l’activité de confiturier au travers du filtre subjectif de l’artiste. Mais ce raisonnement aurait manqué de sens si j’avais cherché à comprendre le processus de l’extérieur seulement, si je n’avais pas impliqué cette subjectivité dans la pratique, le faire, si je n’avais pas fait l’expérience du processus complet de fabrication et de diffusion du produit confiture.
Quel est le coût des matières premières ? Comment définit-on le prix d’un pot de confiture ? Quel est le revenu d’un·e artisan confiturier·ère ? Quelle marge appliquer sur le produit fini pour tirer un bénéfice et pourquoi ?
J’ai donc entrepris de produire des confitures à mon échelle, celle d’un auto-entrepreneur, et d’en tirer un revenu. J’ai choisi des moyens de production, des supports de diffusion, des outils de comptabilité… J’ai recherché des fournisseurs, activité qui croisait mon travail d’observation et de compréhension du secteur de la production de confiture en Limousin. J’ai réalisé des confitures avec les fruits et légumes de saison, de provenance locale et ou biologique, auxquelles j’ai attribué une valeur marchande en fonction de multiples facteurs : prix des matières premières, valeur de mon temps de travail, charges, marge de profit… puis je les ai vendues. J’ai exploré les différents réseaux et espaces de distribution, ce qui m’a amené à rencontrer une association (type AMAP) qui propose des paniers de produits locaux en souscription hebdomadaire. Je me suis aussi tourné vers des magasins de produits régionaux et même auprès de la mairie d’un village adjacent à Limoges pour obtenir un stand sur le marché. Ces initiatives n’ont malheureusement pas abouti, en grande partie à cause des nombreuses normes qui limitaient l’accès au statut de transformateur auprès de la Chambre du Commerce et de l’Industrie locale. J’ai donc installé un stand de vente à l’ENSA Limoges qui m’a permis de créer un véritable réseau de distribution de mes pots à échelle réduite. J’étais de temps en temps présent en personne pour vendre les confitures. Le reste du temps, le stand faisait office de présentoir sur lequel je déposais les pots et chacun·e pouvait se servir en déposant la somme inscrite sur le couvercle dans une tirelire. J’ai été chanceux de pouvoir utiliser l’espace de proximité et de confiance qu’est l’école pour expérimenter ce fonctionnement. Mon stand était d’ailleurs placé en face des distributeurs de café et snacks de la cafétéria. Placer un présentoir fabriqué en carton recyclé, en libre-service, proposant des produits locaux face à des machines ultra sécurisées, sur-consommatrices d’énergie et remplies de barres de sucre industrielles constituait un pied de nez plutôt amusant…
L’école comme lieu de vente, c’était aussi un microcosme dans lequel se répétaient les schémas que je pouvais observer au dehors, dans ma pratique de confiturier ou en échangeant avec d’autres acteur·rice·s expérimenté·e·s. Du présentoir à mon espace de travail, du porte bagage de mon vélo garé sur le parking au bureau de mes meilleur·e·s client·e·s… et toutes les allées et venues plus ponctuelles dans d’autres espaces de l’école pour réceptionner des fruits, discuter avec un·e potentiel·le client·e… J’ai fait l’expérience, à mon échelle, de la création d’un réseau d’acteur·rice·s et consommateur·rice·s à l’échelle locale.
Dans cette même logique simplifiée et à mon échelle, j’ai effectué un tableau de finances à partir duquel j’ai établi un revenu nécessaire pour répondre à mes besoins, à la recherche d’une réelle autonomie financière, non fantasmée ou même calquée sur des indicateurs comme le SMIC ou le RSA, mais bien adaptée à mes dépenses, à ma situation personnelle. J’ai donc travaillé dans le but concret d’y parvenir en adaptant les marges appliquées à chacune de mes confitures. J’ai essayé d’appliquer à chaque kilo de produit fini sa véritable valeur en tentant le plus possible d’inclure mon temps de travail dans les prix. Ce n’était pas toujours possible car je me suis aussi heurté à des limites de productivité au regard du matériel qui était à ma disposition, du coût des matières premières, des déplacements à vélo… La pratique d’artiste confiturier impliquait aussi de dédier du temps à l’école, à la documentation, au travail de recherche, de rencontres et aux expérimentations culinaires. Des activités indispensables donc, mais qui ne généraient pas de valeur économique. L’autonomie financière de l’artiste confiturier, dans le temps imparti à sa réalisation, était un idéal difficile à atteindre (et pourtant si concret !) mais ce sont les procédés développés pour y arriver qu’il est intéressant de regarder avec attention.
À chaque pot sa valeur donc, à chaque pot son processus d’attribution de la valeur par une série d’actions et de réflexions, liées notamment à mes besoins financiers en tant qu’artiste confiturier. Je pensais les confitures comme des objets marchands, des denrées produites dans le cadre de ma pratique de confiturier, évaluées au moyen d’outils liés au commerce et à l’artisanat. Pour moi, les pots n’avaient pas le statut d’œuvres. Ils faisaient partie de la pratique de l’artiste confiturier, dont le travail était de raconter son histoire. Je considère cette nuance très importante dans la qualification de mon travail plastique : la démarche artistique de l’artiste confiturier se situait dans sa globalité, dans tous ses aspects, de la confection de confiture à l’écriture de récits de voyages. Les pots de confiture avaient valeur artistique dans le sens qu’ils constituaient avec l’ensemble de ma pratique un tout « informé » par une intention artistique.
« Toujours pensée comme porteuse de valeur ou comme valeur incarnée, la notion d’œuvre se révèle aujourd’hui moins descriptive que normative, et en tant que telle, singulièrement inadaptée pour penser la production artistique la plus contemporaine, de plus en plus tournée vers des processus ouverts. »¹ Stephen Wright questionne l’œuvre comme mécanisme d’une « police artistique », un « ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et telle autre ne l’est pas ». Il décrit justement l’espace trouble dans lequel se trouve l’artiste qui joue avec les limites du cadroir (conditions nécessaires à l’art pour exister) et les difficultés qu’il rencontre à être visible, à valoriser sa pratique, puisqu’elle n’entre pas dans les espaces-temps de diffusion institutionnalisés et éprouvés de l’art.
"Partant qu’un bon fromage vaut mieux qu’un mauvais dessin et que le monde de l’art s’est élargi d’explorations qui en étendent le champ, on peut trouver dans cette extension l’occasion d’y faire entrer des propositions d’un nouveau type. Dans une société favorisant la standardisation, maintenir un acte de résistance à la normalisation et d’affirmation d’un goût non inféodé peut constituer un geste artistique, un geste qui au-delà des qualités sensibles de la chose produite est porteur de sens."²
L’Épicerie Libre
J’aurais pu choisir de donner ces confitures, de les partager lors de repas, etc. et ainsi de réfléchir aux questions de convivialité, de communauté, de don… mais ce n’est pas le point de vue que j’ai choisi. J’ai voulu mettre en valeur le pot de confiture non pas en lui donnant le statut d’œuvre d’art mais en le pensant comme produit d’une économie locale, d’un réseau d’acteur·rice·s ; comme un objet socio-économique, un fait social contenant tout son processus de création en son corps et dont la réalisation n’est pas d’en tirer une satisfaction morale, une béatitude intellectuelle, mais une somme d’arômes et de saveurs. C’est pourquoi j’ai continuellement rejeté l’idée d’un contenant pensé comme une œuvre d’art malgré la possibilité de souffler du verre ou d’explorer la porcelaine à l’ENSA Limoges. J’ai privilégié à cela la démarche du recyclage et de la seconde main en achetant mes pots à des particuliers sur des sites de petites annonces ou en utilisant du carton destiné à la poubelle.
Ne pas utiliser le statut d’œuvre pour mettre en valeur la confiture était un choix très réfléchi. D’autres artistes procèdent d’une façon inverse pour soutenir un propos similaire, comme par exemple l’initiative de L’Épicerie Libre, qui met en valeur les traditions artisanales en les faisant entrer dans la galerie, promouvant ainsi des savoir-faire en perdition. Afin d’esquiver les normes sanitaires empêchant la commercialisation d’un fromage original et issu d’un processus traditionnel, « la manicodie », les artistes ont soutenu en 2020 les fromagers Laurent et Delphine Conquet à l’édition en 99 exemplaires de ces fromages, qui ont ensuite été exposés et vendus à la Galerie Hus à Paris.
L’artiste a-t-il·elle répondu à une commande de l’institution ? L’institution a-t-elle achetée une ou plusieurs œuvres ? L’achat est-il réalisé avec de l’argent public ou des fonds privés ? L’échange de l’œuvre s’est-il produit de l’artiste au public sans l’intermédiaire d’une institution ? Quel type de transaction ? Une résidence ? Un salaire ? Une vente ou une location ? Une pièce unique ou un multiple ? Quel type de taxation pour l’artiste comme pour l’acheteu·r·se ?
Tous les aspects qui entrent en jeu dans la production, l’échange et la diffusion d’une œuvre l’inscrivent implicitement dans le champ de l’art ou non. Ce sont les institutions et les acteurs de l’art contemporain qui définissent ce qui est art. C’est le marché de l’art qui dicte la valeur des œuvres. Tout art qui tente de s’aventurer en dehors de cette construction doit se réinventer à chaque étape et, entre autres, trouver sa propre économie. Décider de ne pas s’inscrire dans cette structure, c’est en premier lieu se mettre dans une position précaire et de sursis. C’est aussi prendre position contre ce système, ou pour des formes d’art alternatives. Certain·e·s artistes choisissent une position hybride comme Bernard Brunon, qui a poussé la démarche de l’artiste artisan à son extrême en créant l’entreprise That’s Painting³ en 1989 et en réalisant des prestations de peintre en bâtiment, mais qui répond aussi à des commandes d’institutions artistiques. Je découvrais son travail en 2018 dans la collection du FRAC Poitou Charentes, où il avait repeint un pan entier de la salle d’exposition⁴. D’un autre genre, le travail au long cours de l’artiste Marie Preston, qui s’intéresse aux pratiques artisanales comme la confection du pain au levain au cours de son projet « Le Pain Commun », s’inscrit dans une temporalité, un cadre et une économie qui s’affranchit du besoin de produire œuvre, mais qui lui demande de travailler avec des institutions artistiques et de penser la restitution après coup du travail et des recherches effectuées.⁵
L’exploration de la position d’artiste confiturier a permis d’apporter quelques pistes de réflexion en ce qui concerne les idées évoquées ci-dessus.
¹ Stephen WRIGHT, http://www.revuedeparis.fr/vers-un-art-sans-oeuvre-sans-auteur-et-sans-spectateur/
² https://galeriehus.com/Epicerie-libre
³ http://thatspainting.com/thats-painting
⁴ http://www.frac-poitou-charentes.org/pages/collection_artistes-thatspainting_FRAC.html
⁵ https://www.marie-preston.com/fr/Projets/Le_Pain_Commun__2018