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les confitures de Clarisse
14 janvier 2021
J’ai proposé à Clarisse, lors de notre dernière conversation téléphonique, de venir à Mailhac-sur-Benaize pour la rencontrer. Bien sûr, j’ai dit que je ferai le voyage à vélo. Il y a 65km de Limoges à la maison des Tardien. Quelques 4h30 de vélo. Je pars donc très tôt dans la matinée, car je planifie de revenir avant 20h (et encore, il fait déjà nuit à 17h en cette période), et donc de décoller vers 15h. Je pars à 7h30. Il pleut à torrents. J’aurais pu me mettre en route plus tôt mais j’ai été lent à me préparer et j’avais oublié de regonfler mes pneus la veille. La sortie de Limoges et les premiers kilomètres sont un enfer sur terre : froid, pluie, l’obscurité est totale. J’hésite à faire demi-tour, mais je me sens en forme, alors je continue. En passant par la colline de Couzeix, puis en redescendant direction Nord, je ressens pleinement les reliefs que je traverse. Ils s’impriment dans ma tête en une sorte de topographie mentale de la région. Ce sont les efforts que je produis qui dessinent la carte. Une bute tout à fait raide s’inscrit à grand coups de pédales tandis que d’une longue descente je retiens plutôt le vent qui fouette contre mon visage à pleine vitesse. Les territoires sont à l’équilibre.
Je commence à parler tout seul en imitant des personnalités célèbres. Je fais Belmondo dans À bout de souffle : « Tu viens ou tu viens pas, mais moi j’y vais. » Je ne sais plus si c’est une citation du film ou non (non), mais je répète sans arrêt ces mots dans ma tête avec la voix de l’acteur. Puis je dis, « il bruine bien », toujours sur le même ton. Je m’imagine en Pierrot le fou parce que je pense que je suis fou de faire ce que je fais.
1 Je n’ai jamais vu Pierrot le Fou.
2 Oui, j’étais fou de faire ça, mais je ne le savais pas encore.
Le voyage se déroule sans accros. J’entre dans la phase de « centre mou », un moment où je ne pense plus à grand-chose à part pédaler. J’aurais aimé que cela dure jusqu’à mon arrivée mais, aux trois-quarts du voyage survient un gros problème : l’articulation de mon genou gauche commence à me faire mal. Le tendon, ou peut-être l’os, ne supporte plus le mouvement circulaire du pédalage. J’avais commencé à ressentir une sensation à cet endroit il y a déjà plusieurs heures, et elles s’était intensifiée jusqu’à devenir douloureuse puis, à cet instant, insupportable.
Je viens de gravir une colline. Je suis à 15km de Mailhac-sur-Benaize, soit plus qu’une heure de vélo, mais c’est ici que commence le vrai challenge de la journée. Il est 10h40 et je comptais arriver avant midi car Clarisse m’avait gentiment invité à manger. J’essaie de remonter en selle et réussis à faire quelques mètres avant de ressentir à nouveau la même douleur. Alors, je marche un peu. Marcher, ça va. Après quelques minutes, je pédale à nouveau ; pas longtemps mais un peu plus que la première fois, comme si j’avais rechargé les batteries. Mais cela ne dure pas. J’alterne donc marche et pédalage : je profite des descentes pour me laisser glisser sans trop forcer, sur mes deux roues. Dans les montées, je pousse mon vélo ; sur les départementales cependant, je grimace mais je pédale, car je ne veux pas marcher sur le bord des routes trop étroites à mon goût. De gros camions me dépassent à quelques centimètres de distance à peine. Je développe une technique de pédalage à une jambe. Avec mon pied droit, j’amène la pédale le plus loin possible en arrière, quitte à la faire remonter avec le dessus de la chaussure. Ainsi, je pédale avec ma jambe gauche sans avoir à la plier. Je ne force pas, je ne fais que ramener la pédale à sa position initiale. J’arrive enfin à Mailhac-sur-Benaize et rencontre Patrick et Clarisse Tardien qui habitent un peu en dehors du village. Ils m’accueillent dans leur maison, prêts à se mettre à table. Après tout, il est 12h30. Jérôme, un ami de Patrick, déjeune avec nous.
Clarisse est originaire de Champagne mais vient habiter très tôt en Limousin. Elle étudie en école hôtelière puis travaille comme cuistot dans plusieurs restaurants. Dans les années 1990, elle commence à faire des confitures, qu’elle vend sur les marchés. C’est là qu’elle rencontre Patrick, qui est né et a grandi dans le Limousin. Il vend lui aussi des confitures réalisées avec les petits fruits qu’il produit dans son exploitation bio. Ensemble, ils ouvrent un restaurant. Lui, passionné de musique et elle de gastronomie, l’établissement devient un lieu convivial où les habitués se retrouvent pour manger les bons plats de Clarisse et écouter des concerts organisés par Patrick. Une dizaine d’années plus tard, le couple revend le restaurant et s’installe à Mailhac-sur-Benaize. C’est là que Clarisse et Patrick débutent leur activité de confituriers.
Chez Clarisse, la confiture appartient au domaine de la gastronomie, mais surtout de la tradition. Il n’y a pas de recette définie pour chaque confiture : c’est la recette de la grand-mère qui est déclinée pour tous les fruits. Les ingrédients utilisés sont sélectionnés consciemment, mais ils proviennent de sources différentes (bio, du jardin, local ou de plus loin...). Les dosages sont arrêtés (60% de fruits, 40% de sucre) mais pas contrôlés au gramme. Les températures et les temps de cuisson sont bien définis mais pas ajustés à la seconde. Clarisse explique qu’elle fait cuire ses confitures le moins de temps possible, afin de conserver les saveurs du fruit au maximum. La durée est approximative, mais tourne autour de 15-20 minutes, pas plus. C’est un savoir de l’habitude que Clarisse et Patrick ont développé, une connaissance pratique de leur métier qui s’exprime dans l’instant du faire, jusqu’au moindre détail. Clarisse et Patrick font tout ensemble. La préparation des fruits, la cuisine, la mise en pot et l’étiquetage. C’est un travail d’équipe que je n’ai pas eu la chance de voir, mais je n’en ai pas eu besoin pour ressentir les liens forts qui unissent le couple, autant en ce qui concerne la confiture qu’ailleurs. Tout est fait maison, même les étiquettes, que Patrick et Clarisse éditent sur l’imprimante du bureau et appliquent avec dextérité et efficacité sur les pots à la colle blanche.
Je me présente, j’explique ma démarche. Ils sont intéressés et posent des questions sur l’école, sur le lien que j’établis entre mon travail et l’art. J’arrive à m’exprimer clairement et simplement. Patrick, Clarisse et Jérôme comprennent vite les enjeux que je soulève. Ils sont très sensibles aux questionnements liés à l’alimentation : leur métier de confiturier les amène à réfléchir à la provenance des fruits et même du sucre, au local et au bio, aux aspects financiers. Ce qui me frappe avant tout, c’est leur lucidité vis à vis de la position qu’ils adoptent et de l’échelle de leur production. « Nous nous positionnons à un endroit particulier : nous avons une plus grande production que les plus petits, les producteurs qui ont aussi une activité de transformation par exemple, mais nous sommes les plus petits de ceux qui ne font que fabriquer de la confiture. » Clarisse sort une feuille pleine de chiffres inscrits à la main dans un tableau. 13 000 pots, c’est le chiffre total pour l’année 2020. 800 pots de figue, 800 pots de fraise. 1400 pots de framboise. Clarisse et Patrick réalisent une quarantaine de confitures différentes chaque année. Avant, c’était plus. Jusqu’à soixante, une année. Clarisse aime expérimenter et faire de nouvelles recettes, mais depuis quelques années, elle réduit la quantité de références qu’elle propose, suivant les conseils de Patrick. « Ce qui est dur, c’est d’ajouter de nouvelles confitures d’années en années et de continuer à les faire en plus des anciennes, c’est trop de travail en plus, » explique Clarisse. Le compromis qu’ils ont trouvé, pour satisfaire le besoin d’expérimentation et de renouvellement de Clarisse, c’est de faire de nouvelles confitures ponctuellement, avec des fruits récupérés ou issus du jardin, sans se donner pour objectif d’en refaire l’année d’après. Patrick explique sans détour le raisonnement qui les à conduit à définir tel ou tel prix pour leurs confitures. « Après avoir calculé le coût de production, on a décidé de la marge en fonction de ce dont on avait besoin pour vivre. »
« Nous ne sommes plus dans l’idée d’investir et de grandir mais plutôt de progressivement diminuer notre production. » Patrick porte beaucoup d’importance au fait de conserver des moments de temps libre, et plus encore aujourd’hui. Il dit avoir choisi de vivre sans chercher à améliorer ses conditions matérielles. Il émet de profondes réserves quant à la politique de croissance du système économique en place. Ici, le matin est le temps du travail. L’après-midi est plutôt réservé à la musique, aux loisirs. Durant la préparation des fruits, la priorité n’est pas au rendement, mais à la qualité du temps passé : Patrick a installé un établi derrière le laboratoire qui donne sur le jardin. Ici, tous deux épluchent et coupent les fruits en profitant de la nature environnante. Clarisse et Patrick reconnaissent qu’ils ne sont pas partis de zéro en se lançant dans l’activité de confituriers. Avec l’argent gagné par la revente du restaurant, ils ont pu démarrer leur production sans ouvrir de nouveaux crédits. Pareil pour la clientèle, que Clarisse a conservé depuis l’époque de la vente sur les marchés en continuant à faire de la confiture même lorsqu’elle cuisinait pour le restaurant.
Pour se simplifier la vie, Patrick et Clarisse ont choisi d’appeler leurs produits Confi’fruits. En fait, le mot « confiture » n’est jamais mentionné sur les pots de Clarisse. Officiellement, je veux dire aux yeux de l’autorité sanitaire, les Tardien ne font pas de la confiture. Leurs produits sont classés dans une catégorie apparemment très vaste qui englobe les « préparations à base de fruit ». Patrick explique ce choix par le désir d’éviter de se plier à certaines normes. Pour produire de la confiture, ou du moins ce que les autorités compétentes appellent de la confiture, il faut surveiller le dosage de sucre très, très précisément, de façon rigoureuse et contraignante. Un procédé qui ne convient pas à Clarisse. Alors il est plus simple de ne pas faire de confiture… officiellement.
Les Tardien ont aménagé leur garage en laboratoire. Un espace partagé en deux : d’un côté l’espace de stockage, de l’autre la cuisine. Un frigidaire, deux tables en inox, trois énormes feux et l’imposante pile de pots. C’est tout ce qu’il faut. Clarisse ouvre le frigo vide et m’explique qu’il contient parfois jusqu’à 250 kg de fraises. Je demande combien de temps ça met pour transformer 250 kg de fraises en confiture. S’ensuit alors une longue discussion entre Patrick et Clarisse pour savoir combien de jours cela prend. « Une semaine », lance d’abord Clarisse. Patrick objecte, « plutôt 3,4 jours ». Mais rappelons-le, ici on compte en demi-journées. Alors… Patrick et Clarisse s’accordent sur quatre ou cinq, quelque chose comme ça. Étiquetage inclus. Une porte ouvrant sur le jardin donne sur un petit espace protégé. Ici, un plan de travail et un lavabo permettent au couple de faire la plonge et la préparation des fruits en extérieur. 250 kg de fraises, cela représente un peu moins d’une semaine de travail.
D’un placard, Clarisse sort un carton rempli de petits ronds en tissu, de toutes les couleurs et aux motifs variés. Ce sont les petits chaperons qu’elle confectionne puis avec lesquels elle enveloppe les couvercles de ses pots. Elle dit d’eux qu’ils sont, en partie, ce pourquoi les gens achètent ses confitures. Ils constituent son image, en plus des étiquettes écrites à la main et imprimées sur un papier craft. Pour déterminer le prix des confitures, Clarisse et Patrick ont une fois encore choisi la simplicité, pour eux comme pour les acheteurs : tous les pots sont au prix de 3,80€, quel que soit le fruit. C’est en faisant la moyenne des différents coûts de production de chaque confiture et en déterminant la marge dont ils avaient besoin pour vivre qu’ils sont parvenus à ce chiffre. Mais aussi en analysant le marché et en se positionnant par rapport aux concurrents.
Je repars de chez Clarisse et Patrick la tête remplie de choses à raconter. Je n’ai rien noté. Tout est contenu dans ma mémoire. Les images sont imprimées, les paroles aussi. Avant de me mettre en route, je regarde sur internet les départs des trains de La Souterraine en direction de Limoges : le premier part à 17h30, l’autre à 18h55. En effet, je ne peux pas faire le trajet du retour entièrement à vélo. Malheureusement, j’ai trop forcé sur mon genou à l’aller. Je dois me rendre à la Souterraine, à 15 km d’ici.
16h30. Je me mets en selle. Pas pour longtemps. Le genou grince et peine dès les premiers mètres. Il pleut. Je mets du temps pour installer mon GPS, pour zipper mon manteau et mettre mes gants. Je continue à pied. À nouveau, je profite des descentes pour rouler sans trop pousser. Arrivé à une intersection, je suis le GPS, qui m’indique d’aller tout droit. J’entre en pédalant à une jambe dans un sentier de terre bordé d’arbres. De part et d’autres de la haie protectrice, des champs. Devant moi, le sentier s’étire sans fin. La terre devient pelouse, puis gadoue. Le terrain plutôt plat devient accidenté et je dois vite descendre de selle. Je marche à côté de mon vélo et le téléphone indique 1,5km avant le prochain croisement. Sous les feuillages et les nuages, le jour s’assombrit fortement. Ce sentier n’en finit plus. J’ai l’impression de ne pas avancer : 1,4... 1,3 km. Et surtout, aucun croisement, aucun moyen de m’en extirper. Je marche si lentement, mais le temps, lui, défile. Je me rends vite compte qu’il est peine perdue de viser le départ de 17h30. À vélo, j’aurais englouti les 15km en moins d’une heure… Mais à pied, c’est une autre affaire. Je calcule dans ma tête (j’adore le calcul mental en situation de crise, cela me calme), 14 km à 6 km/h en combien de temps ? Je parviens à un résultat approximatif, et même en augmentant tout arbitrairement ma vitesse à 8 km/h, je comprends très vite et très fort que, si je ne remonte pas en selle, c’est peine perdue pour attraper le dernier train. Enfin arrivé au bout du chemin, je grimpe sur le vélo sans attendre et je rejoins la route en grimaçant. Il est 17h30 passé. Le GPS m’indique à nouveau un sentier à travers champs. Je l’ignore, cette fois, et trace sur la départementale D912, que je suis jusqu’à La Souterraine.
En débarquant sur la grande route, je réalise qu’il faudra pédaler, coûte que coûte, car pas question de courir main dans la main avec mon vélo ici. Il fait presque noir, mais la transition du jour à la nuit est brouillée, perturbée par les épais nuages. Dans ce moment étrange, c’est comme s’il n’avait jamais fait jour et qu’il ne ferait jamais tout à fait nuit. Je lève les yeux au ciel : l’atmosphère est si lourde. Les nuages d’un bleu sombre violacé me menacent. J’ai enfourché mon vélo depuis un moment déjà. La douleur dans mon genou s’est par miracle mise en veille, ou presque. Ce dernier semble avoir compris l’urgence de la situation. Je pédale. Il pédale… Nous pédalons. Il me le fera payer le soir venu. Encore une fois, cela me paraît interminable. Le fait de ne pas savoir où je vais ni à quelle distance je suis de l’arrivée m’est insupportable. En plus il pleut de plus belle. Je ne m’arrête plus pour prendre des photos depuis longtemps. Je ne pense plus qu’à l’éventualité déprimante de dormir à la gare de La Souterraine.
Je m’en rappelle pour y être allé plusieurs fois, la petite Souterraine est installée dans une cuvette. Alors j’attends de chaque butée qu’elle soit la dernière et j’espère voir derrière chaque colline les lueurs des habitations. Je suis victime de quelques faux espoirs avant d’arriver finalement sur un gros rond‑point qui me mène jusqu’au centre du village. Je passe avec joie devant l’église, la Poste, le centre commercial, et je suis heureux, heureux de rouler sur des sentiers éprouvés. Je rejoins la gare. Là, je franchis le dernier couloir, non plus un sentier bordé d’arbres mais un tunnel qui m’emmène de la voie A à la voie B avec, à ses deux extrémités, d’immenses escaliers que je dois descendre et grimper, vélo sous le bras.
Mon genou gauche n’apprécie pas trop.